lundi 18 novembre 2013

Bosse-de-Nage #3 - Langage : une Découverte?

Ici il convient d'ôter le masque : j'ai exercé la médecine pensant 40 ans (en gros), et cette branche particulière de la neurologie qui s'occupe des fonctions supérieures : langage, praxies, gnosies, espace, mémoire, intelligence… Ça s'appelle la neuropsychologie. Et plus spécialement, je me suis occupé des aphasiques. Que l'étude du langage et de ses troubles m'ait conduit à la pratique de l'écoute de la parole n'a en soi rien de tellement surprenant, même si ça ne se produit pas chez tous mes collègues. Il y a fallu, comme souvent, une nécessité, une rencontre, une longue pratique. C'est une autre (et longue) histoire.

Mais je n'ai pas perçu immédiatement que ma fascination pour Bosse-de-Nage tirait son origine de ce que j'avais ressenti avec mes premiers patients aphasiques, pas tous, pas n'importe lesquels, les "Broca".

Très schématiquement, on distingue l'aphasie de Broca, parlant peu ou pas, comprenant pas trop mal, de l'aphasie de Wernicke, comprenant mal et parlant souvent un jargon. Encore une fois très schématiquement, les lésions du cerveau intéressent des parties différentes de l'hémisphère gauche (chez la plupart des droitiers)


Laissons de côté Carl Wernicke et ses jargonaphasies pour nous recentrer sur Pierre-Paul Broca (1824-1880) et son fameux Tan-Tan : Leborgne, patient princeps, l'homme par qui tout a commencé. Tan-Tan exprimant ses deux syllabes sur tous les tons, sans aucune autre production syllabique : ce qu'on appelle une stéréotypie verbale

Ah, ah? Tan-Tan et Ha-Ha se ressemblent bigrement. Mais ça ne suffit pas; un autre élément vient conforter mon intuition qui se transforme bientôt en certitude. On a vu précédemment que de temps à autre Bosse-de-Nage émettait le syntagme figé suivant : "vessie natatoire avec inscription dessus" et ceci, sans qu'aucun rapport avec la situation ou les arcanes de la conversation autour de lui ne l'exige. C'est un phénomène purement automatique, que l'on retrouve chez les sujets présentant une aphasie de Broca. Ils présentent une anomie, ou incapacité à trouver leurs mots: ce manque du mot est constant. On observe des difficultés articulatoires qui peuvent disparaître lors d'énonciations automatiques (chant, récitation, jours de la semaine...). Parfois, ils ne conservent qu'une phrase ultime correspondant plus ou moins à leurs dernières pensées au moment de l'accident vasculaire cérébral. Les exemples ne manquent pas tel le Not tonight, John, exemple magnifique de cette anglaise frappée par l'AVC au moment où elle recevait son amant. Tel aussi le Crénom de Baudelaire, et tant d'autres… Parfois, les énoncés sont moins rudimentaires, plus articulés…

Mais il est temps de conclure pour aujourd'hui : Bosse-de-Nage est la représentation en acte, non métaphorisée, d'un aphasique. Ce que cela représente sur le plan de la diffusion des idées dans la société de cette époque sera envisagé plus tard.